« Les “gilets jaunes” montrent combien le sol bouge sous nos pieds »

Par David Graeber -- 07 décembre 2018

Si l’une des caractéristiques de tout moment véritablement révolutionnaire est l’échec total des catégories conventionnelles à décrire ce qui est en train de se passer, alors nous sommes en train de vivre des temps révolutionnaires.

La confusion profonde, l’incrédulité même, qu’affichent les commentateurs en France et à l’étranger face à chaque nouvel « acte » des « gilets jaunes », qui s’approche à grands pas de son apogée insurrectionnel, résulte d’une incapacité quasi complète à prendre en considération les changements du pouvoir, des travailleurs et des mouvements qui se sont élevés contre le pouvoir au cours des cinquante dernières années et en particulier depuis 2008. Les intellectuels, pour la plupart, saisissent très mal ces changements. Permettez-moi d’émettre deux suggestions quant à l’origine de cette confusion :

  1. Dans une économie financiarisée, seuls ceux qui sont proches des moyens de création monétaire (essentiellement, les investisseurs et les classes managériales) sont en position d’employer le langage de l’universalisme. En conséquence, toute demande politique fondée sur des besoins et des intérêts particuliers tend à être traitée comme la manifestation d’une politique identitaire ; les demandes des « gilets jaunes », au vu de leur base sociale, ne peuvent être autrement imaginées que comme protofascistes.

  2. Depuis 2011, la façon dont le sens commun conçoit la participation d’un individu à un mouvement démocratique de masse s’est transformée à l’échelle mondiale – du moins chez ceux qui sont le plus susceptibles d’y participer. Les vieux modèles d’organisation « verticaux », avec une avant-garde, ont laissé place à une horizontalité où la pratique et l’idéologie constituent simplement les deux faces d’un même objet. L’incapacité à le saisir donne l’impression erronée que des mouvements comme celui des « gilets jaunes » sont anti-idéologiques, voire nihilistes. Permettez-moi à présent d’étayer mes propos.

Instincts profondément antidémocratiques

Depuis que les Etats-Unis ont renoncé à l’étalon or, en 1971, la nature du capitalisme a profondément changé. Aujourd’hui, la plupart des profits des entreprises ne dérivent plus de la production ni même de la commercialisation de quoi que ce soit, mais de la manipulation du crédit, de la dette et des « rentes réglementées ». Alors que les appareils bureaucratiques gouvernementaux et financiers sont de plus en plus intimement enchevêtrés, au point qu’il devient très difficile de les distinguer l’un de l’autre, la richesse et le pouvoir – notamment le pouvoir de créer de l’argent (autrement dit le crédit) – deviennent de fait la même chose. (C’est sur ce point que nous attirions l’attention lors du mouvement Occupy Wall Street, lorsque nous parlions du « 1 % » – de ceux qui ont la capacité de transformer leur richesse en influence politique et, inversement, de retransformer leur influence politique en richesse.)

Depuis 2008, les gouvernements injectent dans le système de l’argent neuf qui, en raison de l’« effet Cantillon », tend à affluer en masse vers les mains de ceux qui détiennent déjà des actifs financiers et de leurs alliés technocratiques des classes managériales. En France, bien sûr, il s’agit très précisément des macronistes. Les membres de ces classes ont l’impression d’être l’incarnation de tout universalisme possible ; leur vision de l’être universel est fermement enracinée dans le marché ; et cette atroce fusion entre bureaucratie et marché est l’idéologie reine de ce que l’on appelle le « centre politique ». Dans cette nouvelle réalité centriste, on refuse de plus en plus aux travailleurs la possibilité de l’universalisme car ils ne peuvent littéralement pas se le permettre.

La possibilité d’agir par souci pour la planète, par exemple, plutôt qu’en se pliant aux exigences de la pure survie, découle directement des formes actuelles de création d’argent et de distribution managériale des rentes ; toute personne qui est contrainte de ne penser qu’à soi-même ou aux besoins matériels immédiats de sa famille est considérée comme une personne qui affirme une identité particulière ; et si les demandes de certaines classes peuvent être tolérées et satisfaites (avec condescendance), celles de la « classe ouvrière blanche » ne peuvent être considérées que comme racistes. On a vu la même chose aux Etats-Unis, où les commentateurs de gauche sont allés jusqu’à affirmer que si les travailleurs des mines de charbon des Appalaches votaient pour Bernie Sanders, un socialiste juif, c’est parce qu’ils étaient racistes. Aujourd’hui, on martèle étrangement que les « gilets jaunes » doivent être fascistes – même s’ils n’en ont pas conscience. Tout cela révèle l’existence d’instincts profondément antidémocratiques.

Classes techno-managériales et classes laborieuses

Pour comprendre le succès du mouvement des « gilets jaunes » – c’est-à-dire l’émergence soudaine et la propagation fulgurante de politiques réellement démocratiques, voire insurrectionnelles –, il faut prendre en considération deux facteurs qui passent pour l’heure largement inaperçus.

Le premier étant que le capitalisme financiarisé implique un nouvel alignement des forces des classes sociales, et avant tout une opposition entre les classes techno-managériales (lesquelles sont de plus en plus employées dans les « bullshit jobs », qui sont là pour créer de l’emploi, dans un effort de redistribution néolibérale) et les classes laborieuses, que l’on peut aujourd’hui voir comme les « classes des professions du soin » – celles qui nourrissent, éduquent, élèvent, cultivent, soignent, plus que comme les classes « productrices » d’antan.

Un effet paradoxal de l’avènement de la numérisation est que, alors qu’elle a rendu la production industrielle infiniment plus efficace, elle a, par ailleurs, rendu le travail dans la santé, l’éducation et d’autres secteurs du soin moins efficace. Cela, combiné au détournement, dans le contexte néolibéral, des ressources au profit des classes administratives (et à la diminution conséquente des ressources de l’Etat-providence), signifie que, pratiquement partout, ce sont les enseignants, les infirmières, le personnel des maisons de retraite, les professionnels du secteur paramédical et d’autres membres des classes « du soin » qui se trouvent en première ligne des mouvements de travailleurs. Les affrontements entre les ambulanciers et la police à Paris, la semaine dernière, peuvent être vus comme un symbole saisissant de ce nouvel ordre des forces.

Une fois encore, le discours public est passé à côté des réalités nouvelles, mais, un jour, il faudra bien que nous nous posions des questions parfaitement nouvelles. Il ne s’agit plus de se demander quelles formes de travail peuvent être automatisées, par exemple, mais quelles formes de travail nous voudrions automatiser ou non. Et pendant combien de temps encore sommes-nous prêts à faire vivre un système où plus le travail d’une personne aide immédiatement d’autres êtres humains ou leur est immédiatement utile, moins elle sera rémunérée pour le faire ?

Une structure horizontale caricaturée

Deuxièmement, les événements de 2011, depuis le « printemps arabe » jusqu’aux mouvements Occupy, semblent avoir marqué une rupture fondamentale dans le sens commun politique. Un des signes indiquant qu’une révolution a réellement eu lieu, c’est que des idées considérées comme folles très peu de temps auparavant sont soudainement devenues des idées fondamentales de la vie politique. Dans le cas d’Occupy par exemple, presque partout, on a caricaturée sa structure directement démocratique, horizontale, sans chef, en la qualifiant de stupide, d’idéaliste, d’irréaliste, et, sitôt que le mouvement a pris fin, on a dit qu’elle était la raison de son « échec ». Elle avait sans nul doute quelque chose d’exotique, cette structure qui puisait non seulement fortement dans la tradition anarchiste, mais aussi dans le féminisme radical et même dans certaines formes de spiritualité autochtone.

Or, aujourd’hui, elle est devenue la structure par défaut de toute organisation démocratique, et ce dans le monde entier, depuis la Bosnie jusqu’au Chili, en passant par Hongkong et le Kurdistan. Aussi, lorsqu’un mouvement démocratique de masse émerge, on s’attend à ce qu’il prenne cette forme. En France, le mouvement Nuit debout est peut-être le premier à avoir embrassé cette structure horizontale à grande échelle, mais le fait qu’un mouvement à l’origine constitué par des travailleurs de zones rurales ou de petites villes et de travailleurs indépendants adopte spontanément une variante de ce modèle montre à quel point il fait aujourd’hui partie du sens commun, des idées fondamentales quant à la nature même de la démocratie.

Pas de besoin d’une avant-garde intellectuelle

La seule classe ou presque qui semble incapable de saisir cette nouvelle réalité est celle des intellectuels. Tout comme dans le mouvement Nuit debout, bon nombre des « leaders » autodéclarés des « gilets jaunes » ne semblent pas capables ou alors pas disposés à accepter l’idée que les formes horizontales d’organisation sont bel et bien des formes d’organisation (ils ne comprennent tout simplement pas la différence entre l’absence de structure verticale et le chaos total). Aussi, aujourd’hui, les intellectuels de gauche et de droite soulignent le fait que les « gilets jaunes » sont « anti-idéologie », car les intellectuels ne saisissent pas que, dans un mouvement social horizontal, l’union de la théorie et de la pratique (qui, lors des mouvements sociaux radicaux du passé avait tendance à exister bien plus en théorie qu’en pratique) existe bel et bien. Ces nouveaux mouvements n’ont pas besoin d’une avant-garde intellectuelle pour leur donner une idéologie parce qu’ils en ont déjà une : le rejet des avant-gardes intellectuelles, l’affirmation de la pluralité et de la démocratie horizontale.

Il ne fait aucun doute que les intellectuels ont un rôle à jouer dans ces nouveaux mouvements, mais, dans ce rôle, ils devront un peu moins parler et un peu plus écouter.

Ces nouvelles réalités, qu’il s’agisse des relations entre l’argent et le pouvoir, ou des nouvelles manières de concevoir la démocratie, ne sont pas près de disparaître, quoi qu’il se passe au prochain acte du drame des « gilets jaunes ». Le sol bouge sous nos pieds, et nous ferions bien de nous demander où nous voulons nous situer : du côté du pâle universalisme du pouvoir financier, ou bien du côté de ceux dont les soins quotidiens rendent la société possible ?


David Graeber. Anthropologue, est professeur à la London School of Economics. Il fut l’un des instigateurs du mouvement anticapitaliste Occupy Wall Street, en 2011. Il a participé, en France, au mouvement Nuit debout. Il se revendique de l’anarchisme et étudie les travers du capitalisme, la dette, la bureaucratie, la perte de sens du travail.