De l'économie à l'écologie de l'attention 6/10

L'attention, l'ultime conquête capitaliste post-industrielle

Tentatives de standardisation de l’attention numérique

            L’expérience individuelle de notre navigation et de nos pratiques en ligne devient un élément valorisable, quantifiable et donc monétisable dans une économie de l’information et de la donnée toujours florissante – pensons aux valeurs boursières des plateformes de vente en ligne comme Amazon ou Alibaba dont les capitalisations boursières sont respectivement aussi importantes que le PIB de la Turquie ou la Thaïlande (chiffres relevés au mois d’août 2018). Cependant ces expériences individuelles restent pour la plupart des expériences de masse. Chacun s’adapte à une expérience individuelle sur les mêmes modalités prévues pour chaque individu. En ce sens, l’expérience individuelle proposée n’est pas une expérience individuante, elle ne propose pas à l’individu une expérience propre qui à la fois le détache de son environnement et l’y raccroche par cette expérience où il est considéré comme un individu enrichi par une expérience unique.

            Cette dichotomie entre l’expérience individuelle massifiée et l’expérience individuante est une situation inextricable. Elle mènerait chaque plateforme, chaque interface à proposer un arbre de navigation tellement complexe qu’aucun individu n’aurait le même parcours. Mais le problème ne réside pas dans cette situation techniquement improbable, il réside dans la dualité du discours des plateformes entre l’individualisation et la massification qui ne conduisent qu’à la standardisation des expériences. Des expériences constantes qui peuvent maintenir l’attention des utilisateurs dans la multiplicité de leurs activités en ligne, de la rédaction d’un blog à la publication d’un tweet, de l’achat d’un livre sur un site d’e-commerce à la consultation d’un profil sur une application de rencontre. Toutes ces sollicitations proposées aux individus, résumés à des utilisateurs, posent un problème de temps et de durée.

            Dans son texte « Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme » [F. Berardi, Attention et expérience à l’âge du neurototalitarisme, in L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme ? Y. Citton (dir.), La Découverte, Paris, 2014. p.147], Franco Berardi explique que :

« La contradiction fondamentale du sémiocapitalisme tient à l’incompatibilité du cyberespace avec le cybertemps. Parce qu’elle est le produit d’innombrables sources de projection virtuelle, l’expansion du cyberespace est illimitée. Le cybertemps, au contraire, n’est pas infiniment extensible. Il est composé du temps d’attention qui ne peut pas être intensifié au-delà d’un certain point, à cause de ses limitations physiques, émotionnelles et culturelles ».

            Cette incompatibilité entre cyberespace et cybertemps a ouvert aux plateformes le champ d’exploration du temps intime. Un champ d’investigation et de sollicitation du sémiocapitalisme, c’est-à-dire des signes et des sens portés par la standardisation des expériences massifiées qui maintiennent l’individu dans une forme de stase, virtuellement en dehors du temps physique. À ce stade, nous pourrions dire que le sommeil est devenu l’un des derniers rempart au sémiocapitalisme et à cette crise de l’attention perpétuellement en alerte. Cette expérience n’est pas liée qu’aux dispositifs techniques que nous utilisons (smartphones, ordinateurs, tablettes etc.), elle est aussi produite par les plateformes elles-même. Les errances du design d’interaction repris dans une perspective mercantile et adaptées à notre économie peuvent produire de nouveaux biais, de nouvelles structures d’asservissement de l’attention.

            Le respect du temps imparti de l’internaute devient alors un critère éthique de développement. Il peut être intégré nativement ou suggéré sous forme de personnalisation. Il s’agit alors d’apporter de la nuance au critère de personnalisation. Entendu comme un principe décoratif – une stylisation de l’expérience utilisateur – ce principe peut être néfaste et requérir une attention longue et in fine inutile pour l’internaute. Il peut aussi agir comme un impératif égalitaire pour les internautes souffrant de cécité (le changement de couleurs pour les daltoniens). Mais il pourrait aussi devenir une fonctionnalité thérapeutique agissant comme un filtre pour minimiser l’allocation des ressources cognitives, et cela nativement, comme une proposition faite aux utilisateurs, faisant naître une forme d’écologie des ressources cognitives. Nous voyons comment le principe de néguentropie cher à B. Stiegler trouve un champs d’application concret et réalisable.

            Le risque induit par cette capture de l’attention serait selon F. Berardi la naissance d’un neurototalitarisme, soit « […] un processus d’uniformisation de la pensée, de la perception et du comportement, basé sur l’inscription d’automatismes technolinguistiques dans la communication humaine et donc dans l’esprit connectif »[Ibid]. Il décrit cet horizon funeste par une évolution en trois étapes.

            D’abord, la mise en place d’un « cablage connectif permanent », ce câblage connectif pouvant être apparenté au réseau internet et ses relais satellitaires tels que nous les connaissons. Cependant, sa qualification de « permanent », bien qu’existante, ne saurait définir l’intégralité de la pluralité des pratiques des utilisateurs.

            Ensuite, il détaille la mise en place du neurototalitarisme par « le remplacement de l’expérience de vie et sa simulation par des simulacres standardisés et enregistrés ». Il s’agit ici de la dichotomie que nous expliquions plus tôt entre l’expérience individuelle et l’expérience individuante.

            Enfin, F. Berardi conclue en expliquant qu’il s’agit d’une « manipulation du système neural », dans lequel ce nouvel État « neurototalitaire » reconditionne nos humeurs, agissant sur le principe de neuroplasticité, c’est-à-dire sur le reconditionnement de nos expériences et ce qu’elles produisent sur notre comportement au niveau cérébral.

            Face à cette hypothèse pour le moins alarmante, au-delà du style de l’auteur, il semble que l’expérience collective et son potentiel législatif permettent de se prémunir de ce destin funeste par des formes de régulation qui dépassent le champ technologique du développement web ou du design d’interface. En ce sens, les instances de régulation ont un pouvoir conséquent à faire valoir : gouvernements, associations, corps intermédiaires et syndicats, peuvent apporter des réponses technosociales (c’est-à-dire des décisions sociales ou sociétales ayant prise sur nos expériences numériques) pour réguler, contourner ou préserver les citoyens-utilisateurs ou cyber-citoyens qui retrouvent alors une forme d’individuation en prise avec un collectif local, national ou supranational.

Perturber l’attention : biais cognitifs et design de persuasion

            Bien que notre attention dépende en partie de notre volonté, telle que l’exprime l’expression « porter attention à quelqu’un ou quelque chose », elle est aussi soumise à des biais cognitifs puissants qui nous guident et nous orientent quotidiennement dans nos activités en ligne et notre vie de tous les jours (IRL).

            Dans le tumulte des sollicitations auxquelles nous faisons face, l’un des biais cognitifs les plus exploités reste sans doute celui du circuit de récompense. En effet, plus la récompense est estimée comme élevée, plus l’activité neuronale est intense et soutenue. « Être concentré, en l’occurrence, rester attentif, c’est simplement arriver à garder actif ce réseau de neurones. Mais eux aussi participent d’une certaine "économie" : ils consomment de la dopamine, ils se fatiguent, et c’est pourquoi on se laisse si facilement distraire en général » [ J-P Lachaux, L’économie cérébrale de l’attention, in L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme ? Y. Citton (dir.), La Découverte, Paris, 2014. p.118]. L’utilisation de cette ressource précieuse peut être un critère de choix – difficilement mesurable certes – pour évaluer la salubrité d’une plateforme web. Comme nous l’avons précédemment évoqué, la prise en compte de l’attention comme une ressource cognitive finie devient ici une forme de considération éthique de l’utilisateur. Il est alors considéré comme un individu conscient avec un « cybertemps » limité. Cette attention portée à l’attention d’autrui peut se traduire par un souci de clarté, aussi bien pour le design de l’interface (la structure du site) que pour le contenu présenté (les textes, descriptions, cartes etc.).

            Toutefois, les connaissances que nous apporte la psychologie cognitive sont aussi utilisées pour asservir et contraindre l’utilisateur. Bien évidemment, l’objectif est de faire apparaître la contrainte progressivement pour qu’elle ne soit pas perçue comme telle. Malgré certaines utilisations funestes pour les utilisateurs, les outils de persuasion sont aussi utilisés pour maximiser leur expérience utilisateur. Pour cela, nous nous reporterons à différents modèles comportementaux pour en extraire les outils qui permettent de dessiner des utilisations éthiques du design persuasif. Nous verrons aussi les limites de ces outils et ce qu’ils peuvent entraîner comme manipulations allant à l’encontre des utilisateurs.

            Ces différentes techniques de persuasion ont été résumées par le chercheur B. J. Fogg sous le nom d’une discipline : la captologie, soit l’étude des moyens informatiques permettant de faire évoluer les comportements et les attitudes par la persuasion. Pour trouver ces différents critères, nous nous appuierons sur le tableau des sept outils de persuasion technologique de B.J. Fogg, le tableau des huit critères de persuasion de A. Nemery, en enfin sur les dix heuristiques persuasives de J. A. Kientz. Ces différents outils sont extraits du livre : « Méthodes de design UX » de Carine Lallemand [C. Lallemand, G. Gronier, et A. Robillard-Bastien. Méthodes De Design UX : 30 Méthodes Fondamentales Pour Concevoir Et Évaluer Les Systèmes Interactifs. Eyrolles, Paris, 2015].

design web et méthode UX - Carinne Lallemand et Guillaume Gronier

            Dans la grille de ces sept outils de persuasion technologique [Publication initiale : B.J. Fogg Persuasive technology. Using computers to change what we think and do. Morgan Kaufman Publishers, 2003], nous trouvons le principe de réduction : « Réduire les comportements complexes à des actions simplifiées afin d’améliorer le ratio comportements/résultats du comportement ». S’il on déplace le curseur du ratio vers celui de l’intérêt des utilisateurs, cet outil permet une économie de moyen, une préservation des ressources cognitives. Il peut donc constituer un critère de choix et vient étayer nos précédentes conclusions.

            Nous trouvons ensuite l’effet tunnel : « Guider l’utilisateur tout au long d’un processus ou d’une expérience ». Nous pouvons comprendre cette règle comme un renvoi à l’heuristique de Nielsen, ce qui constitue un outil supplémentaire pour un audit éthique d’une plateforme : accompagne-t-elle suffisamment l’utilisateur ? De plus, ce principe rejoint l’idée d’une préservation de l’économie cognitive.

            Vient alors le principe d’adaptation : « adapter les informations aux besoins, aux intérêts, à la personnalité, au contexte d’usage ou à d’autres facteurs pertinents relatifs à l’utilisateur ». Cet outil semble assez problématique car il ne détaille pas suffisamment l’emploi des données relatif à l’adaptation des besoins. Par exemple, la fonctionnalité de géolocalisation me permet d’avoir accès à des services optimisés selon ma position et l’heure de consultation. Mais qu’en est-il des données transmises ? En suis-je propriétaire ? Sont-elles anonymisées ? Puis-je refuser leur stockage et leur utilisation ? Ces éléments complémentaires permettraient d’établir un critère supplémentaire suffisamment fiable pour qu’il réponde au principe de liberté des données de l’utilisateur et de leur exploitation.

            Nous trouvons également l’idée de suggestion : « Suggérer un changement de comportement au moment le plus opportun ». Là aussi, la suggestion est un outil ambivalent qui peut desservir l’utilisateur si la suggestion (un achat supplémentaire par exemple) n’est pas dans son intérêt. La suggestion peut alors se transformer en instrument de nuisance, voire de pollution.

            Vient ensuite l’autosurveillance : « Aider les utilisateurs à modifier et surveiller l’évolution de leurs attitudes ou comportements dans l’atteinte d’un objectif ». Nous sommes également en présence d’un élément ambivalent. D’une part, cette autosurveillance assistée peut aider l’utilisateur à maîtriser son environnement. D’autre part, si l’environnement à besoin d’être maîtrisé, c’est peut-être parce qu’il n’a pas été optimisé pour l’utilisateur. Dans ce cadre, l’autosurveillance peut agir comme une forme de culpabilisation qui ne change en rien le manque d’optimisation de la plateforme.

            Nous trouvons aussi le principe de surveillance : « Permettre à l’utilisateur de comparer ses résultats à ceux des autres l’encourage à atteindre ses objectifs ». Cette stimulation communautaire d’utilisation est aussi un outil ambivalent car elle dépend largement des objectifs à atteindre et de ceux qui les définissent. On pourrait rapprocher cet outil du principe de modération qui a fait ses preuves depuis plusieurs décennies. Force est de constater qu’actuellement, ce principe comparatif est souvent détourné sur les sites de e-commerce. La plupart du temps, les sites proposent une gamme de produits avec en titre « les utilisateurs ayant acheté ce produit ont également acheté/aimé ce produit ». Ici, la comparaison par surveillance de l’activité personnelle et collective est incitative et n’est pas forcément dans l’intérêt de l’utilisateur.

            Enfin, pour Fogg, le conditionnement va « utiliser les renforcements positifs pour façonner les comportements complexes ou transformer les comportements existants en habitudes ». Nous retrouvons ce type de structures dans les stratégies de fidélisation qui peuvent être mis en place. L’utilisateur, devenant client, va accumuler des points pour lui donner accès à des prix réduits ou une gamme de produit spécifique. Cette opération passe souvent par des champs à renseigner (nom, prénom, âge, date de naissance, etc.) qui peuvent être coûteux en temps et en investissement attentionnel. Toutefois, ces événements sont tellement répétés qu’ils sont automatisés par les utilisateurs sur de nombreuses plateformes, des réseaux sociaux aux sites e-commerce.

            Après les outils de persuasion technologique de Fogg, dont l’étendue des termes utilisés couvre un spectre pouvant largement dépasser le cadre de la technologie, les huit critères de persuasion de Némery détaillent certains aspects de cette stratégie de persuasion [Publication initiale : Némery, A., Brangier, E., Kopp,S. (2010). Proposition d’une grille de critères d’analyse ergonomiques des formes de persuasion interactive. Proc. IHM 2010.].

            Nous retiendrons notamment le critère de crédibilité, faisant de l’interface un espace devant inspirer la confiance et légitimer une expertise par des stratégies éditoriales relativement simples : des mises à jours régulières, une réactivité et une pertinence dans les informations proposées. Nous trouvons également d’autres critères que nous avons déjà vu avec Nielsen, Fogg, ainsi que Bastien et Scapin : la personnalisation, l’attractivité, la sollicitation, l’accompagnement ou l’engagement sont des critères récurrents que nous retrouvons facilement d’une grille à l’autre, évoluant avec le temps et les technologies contemporaines des chercheurs qui les façonnent. Dans l’étude mené par Fogg auprès d’utilisateurs de sites web16, nous apprenons que « l’aspect général de la page est le premier facteur considéré (46,1%), suivi de la structuration de l’information (28,5%) et des informations mises en valeur (25,1%) ». Nous voyons ici qu’en dehors de l’aspect général de la page, la structure de l’information et sa mise en valeur sont des éléments qui structurent massivement la crédibilité de l’interface proposée aux utilisateurs.

            Devant la multiplicité des critères parfois redondants d’une grille à l’autre, Némery propose deux critères qui détaillent des aspects jusqu’ici survolés : la vie privée et l’emprise. La vie privée se présente par le « respect des données personnelles et l’augmentation du sentiment de sécurité et de confidentialité »18. Notons ici l’expression « sentiment de sécurité », qui n’est pas la sécurité elle-même, mais la façon dont le sentiment est provoqué par une architecture perçue et interprétée comme digne de confiance. Dans l’exemple des applications proposées par les commentaires de Carine Lallemand, nous pouvons lire : « Supprimer les informations personnelles entre chaque session ».

            Nous voyons ici comment le « respect » de la vie privée peut devenir un critère de persuasion. En effet, entendu comme un critère de légitimation, suscitant un « sentiment » et une forme de croyance dans un système d’information qui protège mes données personnelles. Encore faudrait-il définir ce qu’on entend par « le respect des données personnelles ». S’agit-il d’une protection contre une éventuelle captation des données par un tiers ? Est-ce une protection contre l’utilisation des données captées par l’application qui a sollicité nos informations, et dans ce cas, pourquoi les demandent-elles ? Ici, la notion de sécurité et de protection de la vie privée n’a pas de définition stricte et peut s’avérer fluctuante d’une plateforme à l’autre.

image CNIL

            C’est dans cette dualité que le mouvement « Privacy by design » propose un champ d’action plus précis dont les principes fondamentaux préconisés par la CNIL et le RGPD sont les suivants :

  • Une conception de mesures préventives et proactives
  • La protection par défaut
  • La prise en compte des règles sur la protection de la vie privée dans la conception des produits et durant leur utilisation
  • La protection optimale et intégrale
  • Le fait d’assurer la sécurité tout au long de la conservation des données
  • La visibilité et la transparence
  • Le respect de la vie privée des usagers et des cibles du service

            Dans ce cas, la protection citée est aussi la protection de l’internaute « contre » la plateforme qu’il utilise. C’est à lui de décider ce qu’il souhaite transmettre sans que cela n’affecte l’utilisation du service employé.

            La différence entre ce champ d’action et le respect des données personnelles tel que le conçoit Némery est alors bien différent. La protection n’est pas un sentiment à provoquer, mais une action technique et concrète à mettre en œuvre.

            L’autre critère définit par Némery est celui de l’emprise. Caractérisé comme « la dernière étape du scenario d’engagement[...] », il produit « une forte influence du système et met l’utilisateur sous dépendance ». Cette emprise est multiple, l’exemple mis en avant dans son livre par C. Lallemand est celui d’une application pour arrêter de fumer. Cependant, l’emprise a d’autres manifestations qui s’agrègent aux dispositifs de personnalisation ou de collaboration. En guise d’exemple (un parmi d’autres), nous pouvons citer les plateformes sociales comme Facebook ou Twitter, qui utilisent des mécanismes d’emprise par des dark-patterns qui dessinent les comportements de leurs utilisateurs : la personnalisation toujours plus poussée des interfaces, la mise à jour continue des informations en ligne, le scroll infini de la page. Toutes ces techniques provoquent une forme de pratique paradoxale, celle de la perpétuelle nouveauté, la surprise constante.

            Nous aurions pu citer d’autres heuristiques persuasives comme celles de Kientz ou encore Oinas et Harjumaa. Cependant, ces autres heuristiques reprennent souvent les mêmes éléments, les appliquent à d’autres champs d’analyses et dépassent notre angle d’analyse. Nous comprenons toutefois que ces différentes heuristiques présentent des méthodes et des techniques pour mettre à jour ou construire des nudges et d’autres éléments qui attirent l’attention, manipulent ou dévient l’utilisateur de son action première. Au-delà de ces méthodes générales qui se diffusent dans les pratiques et structurent notre regard et nos intérêts, il y a aussi d’autres formes culturelles qui captent notre attention. Entre l’art, le design et la technologie, nous essaierons de comprendre ce qui se joue dans cette économie plus restreinte de l’attention.

De l’industrie culturelle à la culture industrielle, la valorisation de l’expérience individuelle.

            Comme nous l’avons vu, l’économie de l’attention dépasse largement le champ du web et ses évolutions technologiques. Le numérique tout entier a développé un potentiel d’augmentation des objets et des arts, retrouvant par là l’influence déterminante du design sur nos modalités d’existence. Dans un champ artistique comme le cinéma, la transition du cinéma analogique au cinéma numérique a conduit à un bouleversement ontologique de l’image, renouvelant alors les expériences individuelles et collectives. La comparaison avec le cinéma n’est pas un hasard : comme nombre d’interfaces numériques, cet art se trouve pris entre l’individuel et le collectif, d’une expérience partagée en communauté physique (au sein d’une salle) à une expérience partagée en communauté virtuelle, c’est-à-dire une communauté en puissance, qu’elle existe ou non. Nous pouvons penser à la plateforme Netflix, par exemple.

            Dans une économie de l’abondance, dans laquelle les produits culturels sont mis en concurrence de manière ininterrompue, il faut pouvoir créer du « différent » dans une économie du « même ». Il s’agit de respecter les codes culturels qui permettent de créer un objet en sachant qu’il rencontrera son public, par des études de marchés et autres benchmarks, tout en se décalant légèrement des objets de référence afin de produire un objet similaire mais différent. Cette méthode, pratiquée par des plateformes comme Netflix, n’est pas différente de celle des sites web s’alignant sur des modèles préexistants.

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            Dans des secteurs comme l’e-commerce cosmétique, nombre d’entreprises s’alignent sur les pratiques des concurrents afin de s’assurer une navigabilité similaire et rassurante pour les clients, dans l’espoir que cette familiarité les conduise rapidement dans leur tunnel d’achat.

            Ce qui peut nous frapper dans ces différents modèles, c’est qu’ils appartiennent à des champs différents mais pratiquent les mêmes méthodes pour capter l’attention. On trouve d’ailleurs les marques de ce lien dans l’harmonisation du langage employé, l’art devenant, selon Martial Poirson « un investissement, un levier de croissance ou un avantage comparatif » [M. Poirson, Capitalisme artiste et optimisation du capital attentionnel, in L’économie de l’attention, Nouvel horizon du capitalisme ? Y. Citton (dir.), La Découverte, Paris, 2014. p. 268].

            Nous voyons alors comment, peu à peu, les structures du discours artistiques se sont déportées vers des objets culturels dont la valorisation intrinsèque n’a plus rien d’esthétique, si ce n’est l’expérience. Le célèbre Hic et Nunc (ici et maintenant) de Walter Benjamin, est devenu une plus-value des marchandises, un moyen de créer une valorisation économique ex nihilo, par la rareté de l’instant, transformée en événement, c’est-à-dire ce qui survient et disparaît tout en marquant la suite d’un récit. Il s’agit donc de recréer les conditions de la rareté. Pour expliquer cette tendance, l’auteur écrit :

« Elle est la résultante d’un double mouvement symétrique : d’une part, de l’art en direction de l’économie, qui s’observe à travers l’essor des pratiques entrepreneuriales et spéculatives et l’apparition de la figure de l’artiste-entrepreneur, notamment au sein du financial art ou de l’art business, qui à travers la "titrisation du néant" [Kerros, 2008], repose sur la valeur extrinsèque attribuée à l’oeuvre [...] »[Ibid].

            Ce premier mouvement montre comment les produits culturels, soumis à la prolifération des productions de leur secteur, peuvent s’étendre dans des horizons qui, jusqu’alors, n’étaient pas leur espace d’activité et leur environnement de prédilection. Il s’agit ici d’un moyen d’accéder à une forme de valorisation liée à l’attention économique (comprendre ici financière). Comme l’explique M. Poirson, ce n’est pas la valeur intrinsèque de l’œuvre qui prime (la technicité exprimée, la marque de l’histoire ou l’évènement), mais la valorisation attentionnelle qui conduit à sa valorisation économique.

            Dans un second temps, l’auteur détaille les manifestations du mouvement de l’économie vers l’art :

« […] par mutation profonde d’un capitalisme soucieux de diffuser le paradigme artistique à l’intérieur du modèle postindustriel, de se convertir au design d’expérience et de rendre profitable l’effet attracteur de design d’expérience et de rendre profitable l’effet attracteur de l’art, notamment au sein de l’artketing, succédané du marketing. »[Ibid].             Ici, le mouvement de l’économie et du monde entrepreneurial vers l’art et son monde souligne la recherche d’une rareté, d’une différence (ici artistique) qui permettra une plus-value attentionnelle, puis finalement une plus-value économique.

            Dans ces circonstances, l’économie de l’attention est prise dans un processus industriel avec plusieurs variables. De l’effet de rareté d’un message au nombre des canaux par lesquels il se diffuse, ces variables s’appliquent à plusieurs objets : d’une publicité pour un produit à un acteur pour un film ou encore une personnalité politique pour une élection. Dans ces différents cas, c’est la médiatisation et son « unité de mesure », l’audimat, qui définissent la valeur « économique » d’un programme.

            Face à ce système aux instances médiatiques qui valorisent ce qu’elles produisent et produisent ce qu’elles valorisent, comme pour tenter de remplir le tonneau d’attention des Danaïdes, l’économie de l’attention qu’elles poursuivent est celle d’un régime de visibilité. M. Poirson définit ce régime de visibilité comme : « un dispositif d’exhibition et d’ostentation à dessein de captation et d’accumulation du capital attentionnel ». Avec cette définition, nous voyons que c’est dans ce régime que s’établissent les transactions attentionnelles. Seuls ceux qui produisent de l’attention sont susceptibles d’accéder aux plateformes qui capitalisent déjà une attention massive.

            Avec ce régime de visibilité, notre analyse peut rattraper le wagon du web et des plateformes, médias sociaux et autres interfaces qui le constituent. Rappelant la dimension performative (et non décorative) du capitalisme esthétique, la valorisation de l’expérience individuelle et massifiée est devenue le pivot des nouvelles structures médiatiques : de l’information en continu, des films, séries, musiques plus qu’on ne peut en voir ou en écouter et en très haute qualité, une connectivité permanente. Toutes ces nouvelles conditions matérielles d’existence dont s’accommode une grande partie du nord du globe terrestre structurent de nouveaux rapports attentionnels difficilement maîtrisables. Toutefois, face à ce régime de visibilité, M. Poirson oppose un régime de visualité :

« […] caractéristique des entreprises critiques, fondé sur la mobilisation et le détournement du capital attentionnel, visant, à travers un certain contrôle des représentations, une réflexivité méta-attentionnelle à vocation émancipatrice ».

            Il s’agit alors d’avoir une vision plus large, pouvoir représenter et se représenter ce qui échappe à notre attention. Ce qui est pourtant là, parmi nous, mais qu’on ne peut pas voir ou entendre car nous sommes trop occupés et attentifs dans un régime attentionnel en vase-clos.

            Indéniablement différents, sinon perçus comme opposés, les régimes de visibilité et de visualisation précédemment décrits ne souffriraient aucune convergence. Toutefois, par effet d’aubaine, les produits culturels créés dans un régime de visibilité peuvent conduire vers le régime de visualisation, notamment grâce à la « réception par distraction » développée par Walter Benjamin dans son ouvrage « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique». L’auteur y fait le constat que les nouvelles pratiques culturelles ont entraîné une forme d’expertise jusqu’ici inconnue et permise par un nouvel art : le cinéma. De la position de recueillement face à une œuvre (peinture, sculpture) à une réception par distraction, soit une attention flottante mais continue, conduisant le spectateur vers une forme d’expertise inédite dans l’attention artistique selon W. Benjamin. Cette attention flottante peut alors conduire les spectateurs (et pourquoi pas les internautes), vers la réflexivité méta-attentionnelle de M. Poirson. En ce sens, les frontières médiatiques seraient plus poreuses que les frontières théoriques. Ceux qui prêtent attention et ceux qui dessinent les objets d’attention peuvent trouver des espaces de liberté, des zones à occuper pour défendre d’autres modèles attentionnels, hors du champs de l’audimat et de la mesure massifiée de l’attention.

l'oeuvre d'art à l'ère de sa reproduction technique Walter Benjamin