De l'économie à l'écologie de l'attention 9/10

L'environnement et ses ressources, ultime frontière à la colonisation de l'attention

L’explosion du trafic attentionnel

          Si l’attention mobilise des moyens cognitifs intenses, l’énergie pour capter cette attention n’est pas moins importante. Des catalogues de titres musicaux infinis aux films et séries pris dans des listes interminables, des nouveaux médias en ligne aux derniers nés des réseaux-sociaux, l’attention numérique est constamment mobilisée par des systèmes de notifications, qu’ils soient liés à l’appareil utilisé ou à l’économie médiatique qui propulse les dernières « nouveautés » ou autres « innovations » dans des catalogues de produits interminables et sans cesse renouvelés. Dans ce tumulte, les limites attentionnelles de l’individu sont attaquées au niveau cognitif et peuvent parfois échapper à notre mesure – c’est ce que nous avons vu avec l’apport de la psychologie cognitive – mais les ressources attentionnelles sont aussi attaquées sur le plan physiologique. Là où certains cherchaient à rendre le temps de cerveau humain disponible à la réception de messages publicitaires, d’autres, comme le PDG de Netflix, s’attaquent directement à maximiser le temps d’activité du cerveau humain. Rapporté dans un article du Guardian, les propos de Reed Hastings étaient précisément :

« You know, think about it, when you watch a show from Netflix and you get addicted to it, you stay up late at night. We’re competing with sleep [...] » (« Vous savez, pensez-y, quand vous regardez une série sur Netflix et que vous devenez accro, vous veillez tard le soir. Nous sommes en compétition avec le sommeil »).

          Il est alors intéressant de corréler cette phrase avec la diminution du temps de sommeil qu’on observe en France depuis plusieurs années. Le « Bulletin épidémiologique hebdomadaire » dont l’enquête : « Le temps de sommeil en France » a nourri les articles sur le sujet en montrant les écrans (smartphones, tablettes, ordinateurs, etc.) comme un agent perturbateur du sommeil de plus en plus important et néfaste pour la qualité de vie des individus.

eat sleep netflix repeat

          Cette citation de Reed Hastings peut être comprise comme un horizon économique, celle d’une prédation faite non pas sur une ressource physique et matérielle telle que l’or ou l’uranium, mais sur une ressource physiologique, à première vue immatérielle mais exploitable chez le consommateur. Ce dernier est devenu à la fois le client et le produit des entreprises de l’attention. La qualité des objets proposés, qu’ils soient du registre de la culture ou du divertissement – films, séries, musiques, posts – peuvent être perçu comme des moyens de mobilisation de l’attention. Dès lors, ce que certains appellent l’économie collaborative sur le web (ce moment où les consommateurs de contenus deviennent également des producteurs de contenus), peut être détournée car elle ne profite pas à tous les partis engagés dans l’échange et la collaboration de pairs à pairs. Cette économie collaborative n’est parfois qu’une strate d’un système économique et attentionnel plus élaboré dont la base collaborative, extrêmement valorisée par ce mot connoté positivement, ne s’applique qu’à la production et à la valorisation du contenu, sans jamais devenir une source ou ressource de rétribution pour les consommateurs-producteurs.

          Les ressources attentionnelles des utilisateurs sont des ressources épuisables et l’économie de l’attention est une économie dont la croissance est limitée aux capacités physiologiques des êtres humains. En ce sens, les textes traitant de la capture de l’attention que nous avons commenté précédemment tiennent compte des limites du modèle économique qui tend à s’appliquer à l’attention. Les différentes tentatives de rétribution des utilisateurs donnant (ou vendant) leur temps d’attention n’ont pas porté leurs fruits à l’heure actuelle. L’exemple le plus récent reste la plateforme Hu-Moov qui aujourd’hui, en mai 2019, périclite sans bruits dans la recherche de son modèle économique, alors qu’elle faisait l’objet de nombreux articles il y a quelques mois, en novembre 2018 au début de la rédaction de ce texte. Elle se définissait alors auprès du grand public comme une entreprise « productrice de temps ».

          Au delà des ressources limitées des êtres en proie à cette économie prédatrice de l’attention, les problématiques de santé publique s’accompagnent d’un discours écologique sur la captation physique des ressources que cette économie déploie pour étendre son champ d’action.

L’environnement comme dernière frontière.

          Si les questions de santé publique restent l’angle le plus abordé pour traiter de l’économie de l’attention, la question écologique se pose car l’utilisation des ressources nécessaires à cette économie ont des effets importants, bien que peu visible à l’heure actuelle. La recrudescence des datacenters, l’explosion du volume des pages web, le poids des mails et des pièces-jointes, l’évolution de la résolution et de la qualité de vidéos : toutes ces évolutions conduisent à un accroissement de la production énergétique. Qu’il s’agisse de l’extraction des métaux rares ou de la valorisation des déchets numériques, l’économie numérique laisse une empreinte écologique importante. L’accessibilité constante à tous les contenus depuis tous les supports, et cela juste pour une partie du globe terrestre, entraîne une production énergétique de l’ordre de 10 % [Berthoud, Françoise. « Numérique et écologie », Annales des Mines - Responsabilité et environnement, vol. 87, no. 3, 2017, pp. 72-75.] de la consommation totale d’électricité au niveau mondial. L’impact des technologies de l’information et de la communication sur l’environnement croît d’année en année. Dans cette croissance, les différentes technologies dont nous avons parlé – applications, réseaux sociaux, plateformes multimédias – et leurs designs, génèrent une forme mouvement de va-et-vient entre les outils et les utilisateurs. L’étude de l’attention et des méthodes de capture de l’attention ont des effets à plusieurs niveaux : sur le plan humain et sur le plan environnemental, les deux étant étroitement liés.

          A ce stade, l’ascétisme du web revendiqué par R. Stallman et une grande partie de la communauté libriste trouve un second souffle. Là où les langages web peuvent générer des lourdeurs supplémentaires importantes à l’échelle du nombre d’utilisateurs actifs et du nombre potentiel d’utilisateurs, une certaine sobriété numérique pourrait alléger la facture énergétique.

          D’une part, si nous pensons aux codes javascript mal compilés, aux images mal compressées, à la lourdeur de certaines polices d’écritures et autres obésiciels (néologisme né de la rencontre des mots obésité et logiciel), le design web (au sens large de conception) à un rôle aussi important à jouer pour la soutenabilité des ressources environnementales dans son domaine qu’à pu l’avoir le design à l’époque industrielle.

          D’autre part, si nous pensons à la disponibilité des données et au coût qu’entraîne cette connexion de tous les instants, les conceptions et les pratiques des producteurs et utilisateurs ont un rôle majeur dans la limitation des usages. Cette prise de conscience peut aider à prévenir un effondrement possible lié aux conditions de productions d’objets numériques utilisant des ressources physiques finies – pensons aux métaux rares tels que le galium des processeurs ou le lithium des batteries des smartphones.

          L’économie de l’attention, installée dans une tendance profonde de surconsommation énergétique, retrouve l’écologie attentionnelle telle que nous l’avons vu avec les écrits d’Y. Citton. En ce sens, l’écologie de l’attention ou écosophie (comprise comme une attention soutenable et adaptée faisant l’objet d’un réflexion collective) et l’écologie environnementale de l’attention (celle qui est consciente des limites des ressources sur lesquelles elle s’étend) sont les deux faces d’une même pièce. Elles constituent un moyen de réappropriation de l’attention, pour que celle-ci ne soit pas limitée à un statut de valeur d’échange immatérielle et monnayable.