De la fonction à l’utilisation, un design d’interaction
Dans son histoire du design, Stéphane Vial nous rappelle que « l’industrie informatique s’est ouvert tardivement au design » [S. Vial, Le design. Presses Universitaires de France, 2017]. Cependant, elle a produit rapidement des innovations conséquentes qui font encore aujourd’hui office de modèle et de référence. De la souris inventée par Douglas Engelbart aux interfaces utilisateur graphiques (GUI) du Xerox Parc jusqu’à la métaphore du bureau inventée par Tim Mott, ces inventions des années 1970 se sont agrégées pour constituer le principe WIMP (Windows, Icons, Menus, Pointing). Dans ces inventions ergonomiques, le design a rattrapé l’informatique. Les formes les plus notables ont été mises en pratique par la société Apple et son ancien directeur Steve Jobs. Les naissances de Lisa en 1983 et enfin de Macintosh en 1984 ont été accompagnées par le travail de Hartmut Esslinger et son design (le langage “Snow White”) aux formes arrondies et à l’apparence légère aux teintes grises et blanches qui ont défini et définissent encore l’esthétique de la marque et de ses produits aujourd’hui. Le tournant qui mènera le design au design d’interaction est résumé par Bill Morridge en ces termes :
« Les designers de produits issus des technologies numériques ne considèrent plus leur travail comme consistant à faire le design d’un objet physique - beau ou utile - mais comme consistant à faire le design des interactions avec lui. » [Bill Morridge, 2007]
Célèbre pour avoir conçu le design du premier ordinateur compact pour lequel l’écran, une fois rabattu, éteignait l’appareil (le Grid Compass), Bill Morridge saisit le fait que le design d’interaction se situe à la rencontre du design industriel, du design de communication et de l’informatique. Ce changement de modèle mènera dans les années 2000 à la naissance de l’« interaction design association » plus connu sous son abréviation : IxDA. Cette organisation définit le design d’interaction comme un design qui :
« [...] définit la structure et le comportement des systèmes interactifs. Les designers d’interaction s’efforcent de créer des relations riches de sens entre les personnes et les produits et services qu’ils utilisent, des ordinateurs aux terminaux mobiles jusqu’aux appareils électroménagers et au delà ».
A travers ces citations, nous pouvons lire plusieurs interprétations, plusieurs définitions qui découlent de notre appréciation de l’expression : « riche de sens ». D’abord, nous pouvons comprendre cette évolution conceptuelle comme un rappel aux préoccupations humanistes que portait William Morris à la fin du XIXème siècle ou encore Walter Gropius et le mouvement Bauhaus au début du XXème siècle. Il s’agit en effet de poursuivre l’idée d’un design porteur de progrès humain. Il est intéressant de noter que le modèle du Bauhaus - pour lequel l’union des arts et des métiers conduisait une alliance entre les arts, les techniques et les sciences vers la naissance d’un homme nouveau - se retrouve dans le design d’interaction. Cet évènement est à mettre en relation avec le fait que l’informatique renouvelle cette alliance entre les disciplines. La différence notable vient du changement de paradigme qu’entraîne ce nouveau modèle. En effet, le progrès humain n’est plus une finalité portée par une idée humaniste (même si elle peut être présente), mais il s’agit d’une réponse nécessaire et incontournable, inhérente à ces technologies de l’information et de la communication qui dans l’utopie communicationnelle sont censées développer un monde harmonieux sur un modèle horizontal. Concernant l'utopie communicationnelle, lire : P. Breton. L’Utopie de la communication : Le mythe du village planétaire. La Découverte, Paris, 1992
Ensuite, en sortant de ce paradigme utopique, ou du moins enthousiaste, nous pouvons interroger cette expression « riche de sens ». Ces relations sont riches de sens entre les utilisateurs et les services, mais elles ne sont pas forcément riches de sens pour les utilisateurs de ces services. Le sens d’un clic sur un lien vers une vidéo Youtube (par exemple) ne m’apporte pas la quantité d’informations et de sens qu’elle n’en dégage à la plateforme qui l’héberge et suit ma navigation sur son interface. La complexité du « entre » et du « pour » nous ramène aux considérations éthiques du design d’interaction. En poursuivant notre interrogation sur le rôle du design web dans l’économie de l’attention, nous comprenons qu’un design d’interaction peut être utilisé pour maximiser le temps de présence des utilisateurs, ou détourner l’utilisateur de ses besoins. Bien que l’interaction soit riche de sens, cette richesse n’est pas obligatoirement partagée par les deux pôles qui constituent l’interaction. Le design d’interaction, malgré ses principes ergonomiques, peut faire l’objet d’abus et de détournements de l’attention si nous considérons cette dernière comme une richesse, car elle constitue un capital attentionnel physiologiquement limité.
C’est dans ce sens qu’une nouvelle étape est franchie avec le design social. En poussant la démarche potentiellement humaniste du design d’interaction, le design social oppose la finalité sociale à la finalité mercatique. En responsabilisant la fonction du designer et en refusant l’idée d’une subordination du design à l’impératif marchand du produit créé, le design social fait face au design industriel. Cette idée d’un design œuvrant pour le bien commun est un rappel, sans équivoque cette fois, aux mouvements qui se développaient à l’orée du XXème siècle. Stéphane Vial écrit que le design social se définit autour de deux grands principes. D’abord, le principe d’altruisme, c’est-à-dire le développement d’un design construit autour du bien collectif. Ensuite, la capacité d’agir sur les comportements pour résoudre les conflits et les problèmes sociaux.
Là encore, l’histoire du design semble dessiner une courbe en forme de cloche, partant des préoccupations collectives et humaines pour s’élever vers la distribution massifiée des marchandises, et redescendant ensuite vers des considérations plus sociales. Dans cette trajectoire, le développement des technologies informatiques et plus particulièrement une partie de ce monde professionnel du design au sein de ce corps semble accompagner cette évolution historique et sociale.
La place de l’utilisateur
En tenant compte du fait que la vue représente le sens le plus sollicité de l’homme dans l’interface homme-machine (pour un humain sans handicap), la structure de l’interface est extrêmement importante. Pour structurer des interfaces performantes et adaptées, l’UX design se repose essentiellement sur des lois physiques. Les formes et les gestes qu’il suppose sont régis par notre système perceptif. Afin d’appréhender les différentes formes et les relations que nous tissons avec elles, nous nous appuierons sur la théorie de la Gestalt, soit l’idée selon laquelle nos facultés cérébrales mettent en forme notre environnement, l’organisent pour lui donner une signification globale avant des significations particulières.
Nous allons voir comment certaines lois façonnent nos interfaces et nous aident à structurer notre perception. Héritées de la Gestalt, les lois de la bonne forme, de bonne continuité, de proximité, de similitude, de destin commun et de clôture permettent de tracer les grandes lignes que les interfaces doivent prendre. Il s’agit par exemple de donner un même aspect à des fonctionnalités similaires. De ces lois découlent des principes simples mais nécessaires : le rapprochement des éléments en blocs lorsqu’ils sont de même nature, l’emploi d’un code couleur défini et répété, des différences entre la taille des éléments si certains sont plus importants que d’autres etc. Ces lois permettent une meilleure appréhension de la navigation, elles permettent de délimiter des figures visuelles en suivant des principes de grilles. Elles lient le principe de cohérence à celui d’esthétique pour simplifier et fluidifier la lecture. Pour répondre aux besoins des utilisateurs, nous retiendrons deux méthodes connues dans l’expertise ergonomique des interfaces : les dix critères de Nielsen et les huit critères de Bastien et Scapin.
Chez Nielsen, la visibilité du statut du système est un élément important, c’est elle qui informe l’utilisateur sur ce qui se passe, et cela dans un temps raisonnable. Voir les 10 Heuristics for User Interface Design by Jakob Nielsen. L’utilisation des métaphores et des expressions familières est également un élément primordial, il s’agit de reprendre des conventions qui aident les utilisateurs à prendre en main l’interface. Ensuite, l’utilisateur doit avoir le contrôle sur l’interface c’est-à-dire être en mesure d’annuler une action où de sortir de l’environnement qu’on lui propose. L’interface doit respecter sa cohérence et ses standards (choix de police, choix de taille de police, charte graphique etc.). Dans le parcours de l’utilisateur, le système doit être conçu de manière à prévoir les erreurs afin qu’elles ne se produisent pas. Dans cette même idée de simplification, l’utilisateur doit être conduit à identifier les éléments plus qu’à les mémoriser et cela afin d’éviter une perte du fil de l’information. L’interface doit pouvoir être flexible et efficace dans le sens où elle s’adapte à l’utilisateur et à ses compétences. Ensuite, l’esthétique de l’interface doit être pensée pour n’afficher que ce qui est nécessaire. En ce sens, elle porte une forme de minimalisme car le design de l’interface ne doit pas être inutilement dense ou opaque. Puis, l’interface doit pouvoir fournir des messages d’erreurs compréhensibles permettant de trouver la solution. Pour finir, le système doit mettre à disposition une aide ou une documentation accessible, lisible, orientée sur les besoins des utilisateurs.
Publiés en 1995, ces critères (ou heuristiques) sont admis comme des références par les ergonomes et maintenant les UX designers. Quelques années auparavant, en mai 1993, les chercheurs en psychologie et en ergonomie cognitive à l’INRIA (institut national de recherche en informatique et en automatique) Christian Bastien et Dominique Scapin ont publié l’article : Critères ergonomiques pour l’évaluation d’interfaces utilisateurs. Ils dressaient dans cet article une liste de huit critères fondamentaux pour organiser les interfaces utilisateurs.
Tout d’abord, ce qu’ils nomment le guidage, soit les moyens que l’interface met en oeuvre pour orienter et informer l’utilisateur lors de sa navigation, se décline en plusieurs sous parties détaillées. La première, l’incitation, accompagne l’utilisateur dans les tâches qu’il effectue et l’informe du contexte dans lequel il se trouve. Ensuite, le groupement par la localisation, ou l’organisation visuelle, signifie la différence des éléments par leur situation spatiale sur la page. Sur l’autre face de cette même pièce, le groupement par le format, ou l’organisation symbolique, considère les caractéristiques graphiques des éléments en signifiant leur appartenance ou non à une classe d’objet ou de catégories. À la suite de cette distinction, le principe de feedback immédiat doit informer l'utilisateur sur les conséquences de ces actions. Enfin, la lisibilité s’intéresse à la facilité de compréhension et d’interprétation des informations que l’utilisateur perçoit.
Le deuxième critère de Bastien et Scapin se focalise sur la charge de travail, soit la capacité de l’interface à aider l’utilisateur à accomplir ses tâches de manière rapide et efficace. Ce critère comprend la brièveté – la possibilité de s’emparer de l’information rapidement et avec pertinence – et la densité de l’information – l’interface doit présenter les informations dont l’utilisateur a besoin.
Ensuite, le troisième critère s’intéresse au contrôle de l’utilisateur sur ses actions (les critères de Nielsen et de Bastien et Scapin se rejoignent ici clairement). Il s’agit de rendre explicites les actions menées par l’utilisateur et de lui laisser le contrôle dans ses tâches en l’avertissant si besoin. Vient ensuite l’adaptabilité de l’application. Il est question ici de mettre à disposition de l’utilisateur une interface personnalisable qu’il peut organiser selon les fonctionnalités qu’il utilise le plus.
Le cinquième critère développe quant à lui le principe de gestion des erreurs en proposant les mêmes solutions que Nielsen, c’est-à-dire l’anticipation, la compréhension des messages d’erreur et les moyens disponibles pour la corriger.
En poursuivant leur analyse, Bastien et Scapin établissent en sixième critère le principe d’homogénéité et de cohérence : là encore, nous pouvons voir une correspondance avec les critères de Nielsen, ce sixième critère rejoignant le quatrième critère de la grille de ce dernier.
Ensuite, le septième critère stipule que l’interface doit se servir de termes compréhensibles. Il s’agit ici d’exclure les termes trop spécifiques propres à l’environnement technique de la plateforme ou de ses concepteurs. Le langage utilisé doit être un langage partagé.
Enfin, le huitième et dernier critère est celui de la compatibilité. Cet ultime item s’intéresse aux mécaniques de concordances entre l’utilisateur et les tâches à accomplir. Il pourrait rejoindre le principe de cohérence tel que Nielsen le définit, toutefois, le principe de compatibilité porte en lui une sémantique spécifique qui propulse sa définition vers l’interopérabilité. Nous pourrions dire qu’en germe, la grille de Bastien et Scapin portait en elle certains principes du responsive que développera Ethan Marcotte des années plus tard.
Ces grilles, critères et méthodes nous montre comment l’utilisateur a pris une place prépondérante dans la conception des interfaces informatiques. Cette position centrale au stade de la conception intervient également à d’autres étapes du projet, notamment pour les tests utilisateurs. C’est avec ces grilles et les considérations portées à l’utilisateur que la littérature de l’UX design a développé des préconisations afin de considérer l’utilisateur comme le personnage central et un individu à part entière. Notons par ailleurs que le principe du respect de l’utilisateur se retrouve dans les tests UX effectués : du bien-être des participants à leur consentement; du respect de l’anonymat à la protection des données collectées, les tests utilisateurs doivent faire l’objet d’une déclaration à la CNIL (commission nationale informatique et liberté) en France et doivent se conformer au RGPD (règlement général de protection des données) pour l’Union Européenne. L’article 9 alinéa 1 du règlement nommé stipulant que :
« Le traitement des données à caractère personnel qui révèle l'origine raciale ou ethnique, les opinions politiques, les convictions religieuses ou philosophiques ou l'appartenance syndicale, ainsi que le traitement des données génétiques, des données biométriques aux fins d'identifier une personne physique de manière unique, des données concernant la santé ou des données concernant la vie sexuelle ou l'orientation sexuelle d'une personne physique sont interdits. » RGPD
Ces préoccupations éthiques, aujourd’hui entérinées au niveau européen, étaient déjà présentes, dès 2005, dans le code de conduite de l’UXPA (association internationale des professionnels de l’expérience utilisateur). On trouve notamment dans le sixième principe des sept principes de ce code : le respect de la vie privée, la confidentialité et l’anonymat.
Les tendances de l’UX design
Dans les différents critères établis par Nielsen, Bastien et Scapin, l’optimisation de l’interface et de son design pour maximiser la qualité de l'expérience utilisateur s’agrègent aujourd’hui à une autre notion incontournable de la structure des sites web : le référencement. Plus souvent nommé par son acronyme anglophone SEO (pour search engine optimization), nous pouvons observer rétrospectivement ces critères de l’UX design comme des atouts, des outils supplémentaires pour définir une stratégie de référencement optimale. D’abord grâce à l’indispensable accessibilité nécessaire au développement des sites : l’utilisation des balises “alt” et les descriptions complémentaires des contenus en ligne pour les personnes atteintes de cécité, partielle ou totale. Ces contenus sont « crawlés », c’est-à-dire inspecté par l’algorithme PageRank de Google pour positionner la page web dans les meilleurs résultats de recherche.
Dans une autre mesure, la lisibilité des contenus écrits fait également l’objet d’une inspection par certains algorithmes de référencement. Ainsi, pour PageRank, des phrases courtes et des mots de transitions sont fortement recommandés.
Outre le débat nécessaire que nous devrions mener sur le rôle de ces algorithmes dans l’appréciation de ce qui est défini comme une phrase compréhensible et qui mériterait, plus qu’une autre, d’apparaître dans les premiers résultats de nos lectures, cette technologie incite à faire des phrases courtes, simples, au sujet clairement défini. Le confort de lecture, la lisibilité, qui est un souci ergonomique non négligeable, s’ajoute aux « bonnes pratiques » du SEO. L’utilisation des balises de classification des titres : h1, h2, h3, h4 etc. permet une lecture simple et structurée. La fluidité de cette lecture est un élément de concorde entre nos préoccupations d’expérience utilisateur et le référencement.
Sur un autre aspect, les deux disciplines permettent, au moment de la conception de l’interface et de ses objets, d’établir des priorités en termes de visibilité, de compréhension et d’engagement. En ce sens, les tests ergonomiques réalisés lors d’une enquête UX peuvent constituer un corpus, une matière de travail à la fois pertinente pour les ergonomes et pour l’optimisation du référencement.
Malgré ces croisements qui incitent à une rencontre professionnelle légitime et parfois incontournable (dans le cadre d’un modèle économique défini), force est de constater que l’UX design et par extension le design lui-même redeviennent le cheval de Troie du marketing. Par exemple, la recrudescence du « design émotionnel », jouant sur l’humour et la proximité; mais aussi d’autres éléments comme la transformation du parcours utilisateur en véritable storytelling sont autant de biais qui nous renvoient aux schémas du design mercatique que nous évoquions précédemment. Ici, le design peut déguiser une volonté commerciale derrière un contenu interactif. Après les annonces de Google voulant prendre en compte l’expérience utilisateur comme facteur de référencement, le marketing SEO semble recycler un de ses arguments : le trafic. Plus un utilisateur serait content, heureux ou curieux de la plateforme sur laquelle il navigue, plus celle-ci serait considérée comme attractive et donc mieux référencée par l’algorithme PageRank. Cependant, nous pouvons nous interroger sur cette unité de mesure, cette métrique du trafic qui reprend les modalités connues et reconnues de l’économie de l’attention.
Nous retrouvons une fois encore l’histoire du design, la quantité d’attention agrégée peut-elle être significative dans l’obésité communicationnelle ? Il est certain qu’elle répond à un modèle économique connu. Toutefois, pourrions-nous concevoir une métrique qualitative, juger de la qualité d’attention que porte les utilisateurs à une interface ? Le temps passé sur un site ne nous donne pas beaucoup d’informations sur l’expérience de l’utilisateur derrière son interface. D’un côté, un service en ligne nécessaire ou indispensable peut faire l’objet d’une attention concentrée, longue et laborieuse. Pouvons-nous pour autant la mesurer en terme qualitatif ? De l’autre côté, une navigation aisée, fluide et surtout rapide, peut-être trop rapide pour rentrer dans les métriques algorithmiques signifiantes décrit-elle une mauvaise expérience utilisateur ?
Des tendances de l’UX à l’idée d’une économie de l’attention reposant sur de nouveaux principes d’évaluation, nous essaierons de comprendre comment cette économie est renouvelée par nos usages informatiques et la conception des interfaces que nous utilisons.
Comments
No comments yet. Be the first to react!