De l'économie à l'écologie de l'attention 4/10

Politique du design

Design web, un héritage contestataire

            Comme nous l’avons vu à travers son histoire du XXème au XXIème siècle, le design à largement contribué à façonner nos modes d’appréhension des interfaces informatiques. Toutefois, nous ne pouvons négliger un autre apport qui a participé à construire les implications politiques du design web : celui de la contre-culture américaine. En racontant les aventures numériques de Steward Brand, Fred Turner décrit et analyse dans son ouvrage : « Aux sources de l’utopie numérique » comment la cyberculture des années 1960 et les relations qu’elle entretient avec la contre-culture américaine ont participé à créer des formes d’expression dépassant le champ informatique pour redonner naissance à une utopie communicationnelle dont l’héritage structure encore nos expériences connectées.

            Le premier pilier de ce tournant politique ne vient pas directement de la cyberculture, mais du monde artistique que fréquente S. Brand à New York, il y croise notamment le musicien John Cage et le peintre Robert Rauschenberg. A leur propos, F. Turner explique :

« Dans un sens, le travail de Cage et de Rauschenberg représentait une attaque en règle des hiérarchies de l’art et des procédés artistiques de guerre froide [...]. Cage et Rauschenberg considéraient [...] la pratique artistique comme une collaboration égalitaire entre l’artiste, le public et les matériaux utilisés. Cependant leur travail se faisait également l’écho, en la glorifiant, d’une migration vers des formes de pensée décentralisées, orientée systèmes à l’oeuvre au coeur de l’establishment scientifique ». [Turner, Fred, et al. Aux Sources De l'Utopie Numérique : De La Contre-Culture à La Cyberculture Stewart Brand, Un Homme d'Influence. C&F éditions, Caen, 2012.]

Aux sources de l'utopie numérique - C&F éditions - Fred Turner

            Derrière la notion de « collaboration égalitaire » de ces deux artistes qui influencèrent les milieux communalistes et informatiques des années 1960, la triade : artiste, public, matériau, nous rappelle certains points du design d’interaction et notamment le principe relationnel qui le régit. Lié au principe d’entropie entendu dans le sens d’un affaiblissement des structures d’ordres hiérarchiques et symboliques, les nouveaux modes de relation proposés transforment les expériences vécues. Par exemple, Fred Turner nous décrit l’installation Shrine de l’USCO (l’US company était une « tribu d’artistes » actives dans les années 1960) comme une installation dite be-in : « Les participants étaient supposés habiter le dispositif, et non simplement contempler la réalisation » [Ibid]. Ces dispositifs qui liaient des happenings mis en scène avec l’utilisation de technologies de communication proposaient de nouvelles expériences aux spectateurs. Nous voyons alors survenir l’attention, car de contempler à habiter, l’implication du spectateur nous fait-elle passer d’un régime attentionnel à un autre ? Et si oui, lequel ? Parmi les multiples acteurs dont F. Turner retrace les parcours, il en est un qui nous intéresse particulièrement : Richard Buckminster Fuller. Cet architecte et designer américain a développé l’idée d’un « design compréhensif ». Avec Marshall McLuhan, ils promurent l’utilisation des technologies dans les happenings de l’USCO : « Ces deux théoriciens décrivaient la technologie comme un outil de transformation de la société, tout en tournant le dos au monde bureaucratique de la production technocratique de masse. » [Ibid]

            Emprunt d’une culture transcendantale et mystique aux tonalités écologistes (très en vogue dans les communautés des nouveaux communalistes des années 1960), Richard Buckminster Fuller s’est notamment fait connaître par la réalisation de ses dômes géodésiques et le design de son automobile trois roues : la Dymaxion. Bien que ces deux créations soient antérieures à la période qui nous intéresse ici, le fait que ces communautés qui alliaient l’importance technologique au souci écologique se soient intéressées au travaux de Fuller trace une ligne de fuite féconde. Nous voyons comment la contre-culture américaine (circonscrite à l’époque et au lieu choisi) a fait le lien entre d’un côté les notions d’écologie, de ressource, d’environnement, et de l’autre celles de la communication et des technologies. Le tout pour créer de nouvelles conditions d’habitabilité du monde.

            Ces tentatives et ces expériences de la contre-culture américaine communaliste furent à l’avant-garde des nouvelles relations entre l’homme et les dispositifs communicationnels. Si le design de l’interface homme-machine propre à l’industrie informatique – telle que nous l’avons vu avec les innovations du Xerox Parc et ses inventeurs – a défini en partie nos relations informatiques, les expériences d’intégrations informatiques de la contre-culture constituent un autre apport et définissent d’autres rapports. Comme l’explique F. Turner : « McLuhan, et surtout Fuller, offrirent à Stewart Brand simultanément les moyens d’imaginer la technologie comme source de transformation sociale et des modèles d’existence pour devenir un entrepreneur culturel. » [Ibid]

            Si cette idée de transformation sociale rejoint l’histoire récente du design d’interaction puis du design social, la différence notable que nous pouvons remarquer est la cohabitation des intérêts sociaux et des intérêts marchands (mercatiques). Contrairement au refus de la subordination marchande exprimée par les principes du design social, l’idéologie communaliste de ces « nouveaux pionniers » n’exprimait pas un refus ou un rejet du système capitaliste dans lequel ils vivaient. Il s’agissait plutôt d’une opposition aux codes sociaux du capitalisme de l’époque des années 1960, du paternalisme aux structures familiales cloisonnées jusqu’à la prolifération de l’espace urbain portée par le modèle économique (le modèle des banlieues pavillonnaires). L’apport des technologies de l’information et de la communication participait à renouveler un imaginaire, à construire de nouveaux modèles de relations intersubjectives, mais il ne s’agissait pas de s’opposer globalement au système économique.

            A ce propos, le parcours de S. Jobs est assez symbolique de cette contestation qui ne refuse pas le système économique, mais qui permet de le comprendre pour pouvoir s’y insérer et l’adapter dans une dynamique de conquête. Dans sa vision d’un design compréhensif, Fuller acceptait l’idée de concevoir le monde comme un grand système d’information :

« Somme toute, même si le destin du designer compréhensif est de parvenir à une intégrité psychologique inaccessible aux spécialistes, cette intégration dépend de la capacité du designer à traiter de gigantesque quantités d’informations afin de percevoir les modèles sociaux et technologiques à l’oeuvre. Le designer compréhensif de Fuller est un “processeur” d’information, d’un point de vue fonctionnel du moins, et en tant que tel, relève autant de la psychologie de guerre froide et de la théorie des systèmes que du fruit de l’imagination d’un seul homme ». [Ibid]

            L’idée suivie par Fuller, au delà de ses accents transcendantalistes, rejoint au moins deux aspects que nous avons pu voir dans l’histoire du design. D’abord, le principe de vision sociale globale peut être rapproché des préoccupations collectives que nous retrouvons dans le design social. Ensuite, la psychologie de guerre froide, soit l’idée d’une annihilation possible (à l’époque nucléaire), couplée à l’idée d’une théorie générale des systèmes d’information, sont deux éléments qui trouvent aujourd’hui de nouvelles formes ; notamment avec les discours scientifiques sur l’annihilation écologique et le discours médiatique autour de l’intelligence artificielle.

            Même si ces éléments semblent nous éloigner de nos préoccupations de recherche : du design web, de l’expérience utilisateur et de l’économie de l’attention ; cet héritage historique du design, de la cyberculture puis d’internet nous permet de nous situer dans une fresque plus large que notre immédiate actualité. Ainsi, le design ou l’attention, tels qu’ils sont redéfinis par nos pratiques numériques, apparaissent comme des champs d’application vastes et dissemblables. Nous essaierons de comprendre comment la notion d’expérience utilisateur permet de les joindre afin d’interroger les rapports qu’ils entretiennent aujourd’hui au regard de cette histoire.

Carpe Horam, le design web comme grand horloger de l’utilisateur

            Dans l’histoire de la captation attentionnelle, les designers jouent un rôle central, surtout lorsqu’ils sont utilisés pour répondre, ou le plus souvent créer, une demande et la réponse commerciale qui la suit. Dans son article : Et si la régulation de la question attentionnelle n’était pas là où l’on croit sur le livre de Tim Wu [ The Attention Merchants : The Epic Struggle to Get Inside our Heads, by Tim Wu. TES Global Limited, London, 2018.], Hubert Guillaud nous explique que :

« La question attentionnelle est souvent présentée comme le résultat d’une négociation entre l’utilisateur, le spectateur, et le service ou média qu’il utilise… mais aucun d’entre nous n’a jamais consenti à la capture attentionnelle, à l’extraction de son attention. »

The Attention Merchants : The Epic Struggle to Get Inside our Heads, by Tim Wu

            La problématique du consentement de l’attention portée à un objet révèle la dualité de nos comportements. Bien que ce ne soit rationnellement pas dans notre intérêt de lire un article de faits divers ou de cliquer sur le titre d’un article tronqué volontairement, l’utilisation de notre curiosité et de nos biais nous oriente dans un certain sens. Outre les formes médiatiques (au sens de la presse) nous avons vu que certains nudges ou dark patterns conditionnent également notre attention. Dans cet environnement saturé d’informations, nous trouvons assez régulièrement des discours nous recommandant de limiter notre temps de connexion.

            Après la création d’applications qui mesurent notre temps de présence sur telle ou telle plateforme, la société Apple est allée jusqu’à intégrer cette fonctionnalité dans ses appareils. C’est ici que les réflexions d’Hubert Guillaud éclairent notre propos. Dans son article intitulé : Rétro-design de l’attention : dépasser le temps, il exprime les tensions et les incohérences de ces métriques. Ces dernières, en nous donnant le détail de nos activités, supposent que le problème lié au temps d’exposition est dû à nos pratiques. A ce propos H. Guillaud écrit :

« Comme s’il y avait une “bonne” durée d’exposition aux stimuli des écrans - et une mauvaise. Comme si limiter nos temps d’interaction était le principal moyen de reconquérir la surstimulation dont nous sommes l’objet. »

            Et nous voyons alors comment la réponse – l’application de visualisation du temps passé sur les plateformes – a produit la question, la problématique à laquelle elle répond. La question posée n’est pas celle de la structure des interfaces, mais celle de notre comportement comme utilisateur. Il s’agit ici d’un renversement rhétorique agissant comme un moyen de culpabilisation de l’utilisateur et qui décharge interfaces et plateformes de toutes responsabilités sur les techniques qu’elles emploient pour stimuler et maintenir notre attention le plus longtemps possible.

            Outre cette technique de culpabilisation, la maîtrise du temps de présence sur les réseaux ne propose pas de solutions convenables pour maîtriser qualitativement notre temps de présence en ligne et optimiser nos navigations, elle oublie également d’interroger les raisons systémiques de cette hyperstimulation.

            Le travail de H. Guillaud et notre analyse nous permet alors de cerner une problématique et d’éviter un écueil ou une mésinterprétation de ce préambule de recherche. Les propos que nous tenons et les analyses qui feront suite à cette partie ne visent pas à porter un jugement moral ou éthique sur le temps d’exposition aux écrans que nous avons. Notre approche de l’économie de l’attention et des parcours utilisateurs que les interfaces dessinent mettent en jeu des biais cognitifs qui ne sont pas conscients. Ces truchements de la raison jouent sur nos émotions, nos affects et des habitudes socialement construites. De plus, un tel jugement ou de telles prescriptions ne pourraient être réalisées qu’à l’aide d’une enquête approfondie et sérieuse dont l’objet et les résultats dépasseraient largement nos capacités d’analyses. Notre objectif sera donc d’analyser les récentes productions scientifiques sur l’économie de l’attention et les méthodes de fabrication éthique des interfaces.

Carpe Diem, construire une métrique qualitative de l’attention

            Parallèlement aux recherches préliminaires qui ont conduit à l’aboutissement de ce sujet, les réseaux professionnels des acteurs du design et du design web ont alimenté des débats féconds autour du design éthique, de l’économie de l’attention voire même du design de l’attention : la FING et son site d’actualité Internetactu mais aussi le collectif des designers éthiques. Ces derniers ont fait paraître une première version de leur méthode de diagnostic du design attentionnel, cette méthode à pour but d’observer, d’évaluer, de prioriser et d’agir afin de tracer les lignes d’un design responsable.

            Créé par Lénaïc Faure en collaboration avec le collectif des designers éthiques, nous utiliserons cette méthode juste parue, initialement conçue pour réaliser des interfaces, et non les auditer comme nous le ferons. C’est pourquoi nous essaierons d’adapter les critères retenus en les croisant avec les concepts clés et les notions propres aux champs de recherche de l’économie de l’attention. Dans les grandes lignes que détaille la méthode de diagnostic du design attentionnel nous pouvons déjà retenir trois axes majeurs que nous articulerons avec des références scientifiques et en les mettant en application face à notre corpus.

            D’abord, la méthode prévoit une étape d’évaluation : celle-ci peut avoir lieu avant la création de l’interface mais peut aussi agir a posteriori. Cette évaluation énonce trois grandes catégories de fonctionnalités à analyser. Il y a celles qui attirent l’attention et dont nous devons trouver les manifestations (notification, icône, SMS ou mail). Il y celles qui conservent l’attention, avec l’usage du scroll infini, l’autoplay ou les animations. Et il y celles qui font agir l’utilisateur, via un fil de progression (réservation) ou un système de recommandation par exemple.

            Ensuite, il faut identifier les dark patterns (les mauvais usages volontaires). L’auteur et le collectif des designers éthiques proposent une liste non exhaustive qu’il serait bon d’adapter aux types de plateformes et aux types de services qu’ils « offrent » ou vendent.

            Enfin, nous arrivons logiquement au diagnostic du modèle économique de l’attention. Sur ce point, il est nécessaire de d’analyser les modalités qui permettent d’affirmer que l’économie de l’attention est un modèle économique capable de transformer l’attention en valeur commercialisable. Cette analyse doit lier les préconisations de la méthode citée, mais elle doit aussi intégrer et considérer les formes des régimes attentionnels sollicités. Pour cela, le travail de D. Boullier sera un outil déterminant. Nous essaierons d’augmenter le travail réalisé par le collectif des designers éthiques en le mettant en relation avec nos conclusions. Pour l’instant la méthode de diagnostic citée définie huit axes d’évaluation.

            Le libre accès, soit l’accessibilité du service sans restriction (création de compte utilisateur, utilisation d’un service tiers). L’accessibilité aux personnes avec un trouble (le service est-il adapté aux individus daltoniens, déficient ou avec des troubles moteurs). L’adaptation aux conditions environnementales, c’est-à-dire la possibilité d’avoir accès au service hors-ligne ou dans des conditions d’accessibilité au réseau difficiles. La possibilité de moduler l’attention demandée (puis-je désactiver des fonctionnalités consommatrices d’attention telles que les notifications). La conscientisation de la captation d’attention (puis-je juger du temps passé sur le service ou suis-je informé de la captation d’attention requise par le service utilisé) ? La transparence du traitement des données (suis-je informé explicitement de l’usage fait des données que je transmets au service). Le choix des données transmises (puis-je choisir les données que le service pourra utiliser) ? Et enfin la possibilité de modulation des données transmises (est-il possible de choisir les données qui vont être utilisées et d’en désactiver l’usage pour certaines d’entre-elles) ?

            Toutes ces conditions structurent de nouvelles métriques qui dépassent largement celle du temps de présence en ligne. Il ne s’agit plus de trouver l’équilibre dans le temps de présence que nous avons des interfaces, mais de trouver l’équilibre dans leur conception et ce qu’elles vont impliquer. En effet, l’idée de maîtrise du temps passé sur les interfaces peut agir comme un discours sophistique, il nous pousse à restreindre un usage (une application, un service) par un autre (une application qui analyse ces usages) qui ne résout rien de notre “dépendance” aux interfaces. En ce sens, ces services d’analyse du temps passé jouent également sur nos affects et nous conduisent vers une forme de culpabilité face au temps passé sur nos outils connectés.

            Dans notre recherche d’outils plus larges prenant en compte la conception, soit l’acte de design de nos interfaces, nous nous devons de dépasser la métrique temporelle. Non pas pour l’oublier aux détriments d’autres critères, mais pour l’inscrire dans un domaine plus vaste qui ne soit pas réduit à la production d’affects sur les utilisateurs (bon ou mauvais). Pour cela, nous pouvons nous rapprocher d’un terme ancien, originellement pensé par Platon : la métrétique. Nous entendons ici la métrétique platonicienne comme « moyen d’échapper aux erreurs de perspective en matière de plaisirs et de peines » [« Analyses et comptes rendus », Les Études philosophiques, vol. 68, no. 1, 2004, pp. 107-134.]. Il nous faut comprendre ce terme comme un exercice pratique dont l’objectif est de connaître et reconnaître les biais qui nous entourent. Qu’ils soient instantanément synonymes de plaisirs ou de peines, nous devons analyser ces biais pour dépasser nos affects (notre ressenti immédiat) afin de dégager une analyse qui sorte de l’immédiate émotion et tienne compte des perspectives tronquées et des fausses pistes qui sont souvent intériorisées.

            Il s'agit alors d’adapter ce concept pour qu’il devienne une sorte de méta-métrique, tenant compte du principe éthique des structures des interfaces (de leur conception à leur utilisation), et prenant en compte la mesure. Nous entendons ici la mesure non pas comme un principe de modération de comportement, mais comme un outil de mesure : une métrique qui permettrait d’analyser les structures en y intégrant un principe éthique, conscient des biais qui nous façonnent : une métrétique.

            Pour structurer les formes de tels outils, il nous faut en premier lieu analyser les formes de l’économie de l’attention. Appréhendée comme une économie politique par les textes choisis de l’ouvrage collectif « L’Economie De l’Attention : Nouvel Horizon Du Capitalisme ? », nous essaierons d’analyser ces textes dans l’objectif d’y dégager de nouveaux outils de mesure augmentant la grille mise au point par le collectif des designers éthiques afin de proposer des modalités d’évaluation documentées et contextualisées.