Critique de l'article "Before and After: Gender Transitions, Human Capital, and Workplace Experiences" et de sa réception

Bon.

On va donc parler de cet article : http://www.econ.nyu.edu/user/wiswall/research/schilt_wiswall_transsexual.pdf

Pour commencer sur la revue, visiblement le journal s’est depuis fait racheté et appartenait avant à bepress.com. Sur la description de bepress.com on retrouve « We’re a friendly and industrious group of librarians, knitters, and academics in exile ». C’est pas exactement un facteur qui dit « good stuff ». Visiblement la revue a globalement un faible impact, c’est-à-dire qu’elle est peu citée, ce qui veut pas forcément dire qu’elle est mauvaise mais c’est un indicateur. A priori elle fait du peer-review mais pas trop moyen de vérifier comment donc bon. Pour l’autrice, elle est à l’université de Chicago, a un Ph.D, c’est écrit pendant un peu après son doctorat, elle a pas mal d’autres publications et invitations donc bon ça va.

Déjà sur le principe, l'étude ne se veut pas être une étude de la population trans (ce pour quoi c'est utilisé sur Wikipédia mais je reviendrais à la réception du truc après), mais une étude des personnes trans pour comprendre la population cis. Ici les personnes trans sont vues comme des personnes qui "cassent" le système et rendent donc certains mécanismes visibles. C'est une logique qui est fréquemment utilisée (Foucault par exemple en avait fait une utilisation), utiliser un cas "extrême" pour étudier le cas général. Le problème c'est que c'est une méthode qui a été critiquée, notamment par Julia Serano (dans Whipping Girl si mes souvenirs sont bons) par le fait qu'on prend justement un cas particulier en imaginant qu'il est représentatif du cas général, oubliant que ce cas peut créer un cadre tout à fait différent du cadre de référence (i.e le cadre trans est pas transposable au cadre cis car les conditions sont différentes). Du coup c'est déjà critiquable, et c'est une critique qui, si elle est adressée dans l'article, est globalement balayée. (on passera sur le fait que ça nous prend pour des gentils rats de laboratoire hein)

En l'occurrence donc l'article veut étudier le cas des salaires pré et post transition des personnes trans pour expliquer si les inégalités salariales entre hommes et femmes résultent de variables qu'on arrive pas à percevoir (donc pas le niveau d'étude ou le poste par ex), ou si ça vient de discrimination. En gros, on considère que les variables inhérentes à la personnes n'ont pas changées et que donc si différence il y a, ce sera forcément que ça vient d'autre part. Déjà ça pose un problème car on passe pas de la case "homme cis" à "femme cis" (et inversement pour les mecs trans). Donc déjà il faudrait une étude pour justifier que c'est pertinent de comparer les personnes trans post-transition à des personnes cis. Ca, l'article ne le fait pas. C'est déjà un problème méthodologique à mon sens. La seule validation de la représentativité de l'échantillon par rapport à la population générale est sur les statistiques d'emploi et d'éducation (i.e le travail est environ le même, les études aussi, etc). On peut déjà donner des arguments pour dire que c’est pas comparable (sans même forcément parler de transphobie) : il y a une difficulté à faire valoir son CV dans le cadre d’un changement de travail (on peut pas aller voir les anciens employeurs si le coming-out a pas été fait), la socialisation change (contrairement à ce que dit l’article qui part du principe que la socialisation ne change pas et urrrrrrrh), etc.

Ensuite sur l’échantillon. Bon déjà de l’aveu des personnes qu’ont rédigé l’article, il est faible. 64 personnes ont répondu, seuls 38 sont utilisés jusqu’à la fin de la réflexion, 43 de façon générale. C’est peu. Pour rappel, les études quantitatives se basent normalement sur un échantillon d’environ 1000 personnes pour se dire que c’est correct niveau représentativité. Mais comme le but c’est pas d’être représentatif de la population trans, à la limite osef. Autre problème : les personnes viennent majoritairement de milieux militants, donc potentiellement qui sont plus ou moins à l’aise avec leur transidentité. Aussi, la proportion de mecs trans est largement plus élevée. Accessoirement, ce qu’on voit c’est que les mecs trans transitionnent plus tôt (de près de 10 ans) que les femmes trans. Les scientifiques tablent sur le fait que c’est parce que les femmes trans veulent conserver leur privilège masculin le plus longtemps possible alors que les mecs trans cherchent à quitter leur identité féminine le plus rapidement possible. On parle pas ici du fait qu’il est probablement plus violent symboliquement pour les femmes trans de transitionner, on parlera peu de l’influence sur le fait que les mecs trans sont relativement en début de carrière au moment de leur transition là où les femmes trans sont déjà bien avancées. Problème : comme on a dit avant la partie pré-transition du CV peut devenir difficilement utilisable, donc les femmes trans de leur études perdent plus. Rajoutons à ça un truc nul, les transitions tardives ont tendance à jouer sur le passing, donc les femmes trans partent avec un désavantage dans leur étude pour le passing. D’ailleurs c’est adressé dans l’étude que là où la plupart des mecs trans pensent passer 100 % du temps, les femmes trans sont nettement moins certaines même après 10 ans de transition. On peut difficilement écarter le fait que la baisse significative de salaires des femmes trans peut être influé par ça, en plus du fait qu’elles sont maintenant socialement considérées comme des femmes. C’est écarté par l’étude parce qu’à priori les collègues diraient qu’ils doutent des capacités des femmes en question du fait qu’elle sont des femmes et pas à cause de leur passing. Mais bon, il y a genre zéro recul là-dessus et on a pas accès aux citations exactes donc bon. Enfin, le niveau d’étude est légèrement plus élevé dans la populations trans que dans la population repère cis.

La conclusion de l’article c’est de dire que les inégalités de salaires entre hommes et femmes ne résultent probablement pas de facteurs internes à la personne qu’on aurait pas observés, mais d’une discrimination contre les femmes.

En fait, globalement il y a peu de recul sur les données et les présupposés sortent un peu de nul part (et vont pas de soi du tout). Genre bah le fait qu’on puisse considérer que les variables des personnes ne changent pas avant et après transition, c’est clairement difficile à vérifier et ça me semble peu cohérent avec les changements qu’on peut observer en tant que personnes trans (notamment la socialisation qui change avec la transition et qui s’intègre, d’autant plus quand on est une femme trans).

Accessoirement les femmes trans notent des violences sur le lieu de travail qui apparaissent avec leur transition, c’est nettement moins présent chez les mecs trans. Donc ça demande aussi de mettre ça en perspective avec les salaires.

En gros, l’étude ne parle pas de transphobie, et encore moins de transmisogynie. L’article parle de sexisme et c’est tout. C’est du coup très étrange de le voir repris pour montrer de la transmisogynie (j’veux dire, c’est dans l’article Wikipédia en français et en anglais sur la transmisogynie), surtout qu’il est repris pour dire que les femmes trans ont une baisse de salaire à cause de la transmisogynie (alors que l’article écarte cette possibilité, et à vrai dire n’y pense pas vraiment) et que les hommes trans gagnent en salaire, et donc qu’en fait il y aurait une prédominance du sexisme sur la transphobie. En gros, l’avantage donné par le fait de passer à la case homme couvrirait le fait de passer dans la case trans. Alors que non en fait, c’est pas ce que l’article dit, à aucun moment. Notez d’ailleurs, dans l’étude il est remarqué que la hausse de salaires des hommes trans est basse ou nulle (voire négative à plus de 30 % des cas), on est loin d’un avantage, qui pourrait d’ailleurs venir d’autre part. Donc en fait le soucis, ailleurs que dans l’article mais dans sa réception, c’est que l’article veut que l’échantillon soit représentatif pour une comparaison avec la population cis (ce qui est déjà discutable) et pas du tout pour tirer une généralité sur la population trans. C’est donc pas ce que permet l’article. C’est d’autant plus étrange que l’article ne se dit jamais qu’il est possible d’avoir une discrimination spécifique aux trans, et donc aux femmes trans, tout est dit pour qu’une telle possibilité soit écarté. Et on pourrait se dire que bon bah tant pis, on garde les chiffres trouvés, ça vaut quand même. Sauf qu’en fait pas vraiment, parce que le cadre de l’analyse cadre aussi les résultats (sans reparler du problème de représentativité). Les chiffres sont pas obtenus de façon neutres, et donc permettent pas forcément de déduire ce qu’on en veut. Ca permet au mieux de se dire que c’est une possibilité, mais ça demanderait une étude plus approfondie et faite pour ça pour obtenir une généralité.

Et c’est là un des problèmes que je vais avoir avec la ré-utilisation de la sociologie dans le milieu militant (et encore plus le milieu militant sur les réseaux sociaux) : c’est souvent mal fait. On occulte beaucoup le contexte de l’étude, la façon dont sont produits les résultats (qualitatifs ou quantitatifs et les conclusions (parfois déjà déformées) sont données comme des vérités absolues, universelles et intemporelles alors qu’en fait c’est pas le but de la sociologie. Ce qui apparaît dans une société donnée se produira pas, ou pas de la même façon, ou pas pour les mêmes raisons dans une autre société. Les résultats obtenus à une époque ne sont pas forcément valables à une autre. Et même quand on étudie la même société et le même objet on peut construire plusieurs théories selon comment on étudie l’objet, selon les orientations théoriques de la personne faisant la recherche.