Au fin fond de la nuit

Introduction vers un nouvel univers

C'est l'histoire de...

C'est dur à dire en fait. Le genre de page blanche difficile à décrire. L'histoire de qui, l'histoire de quoi... Comme rien n'est encore écrit, c'est bien difficile de trancher.

Au moins, nous sommes d'accord sur une chose : c'est une histoire.

Tant pis, je me lance.

C'est l'histoire d'un rêveur. Un rêveur perdu sous les néons qui lui cachent la lumière de la Lune.

C'est sûr que décrit comme ça, ça fait abstrait. Et pourtant, vous allez voir, j'aurais eu du mal à trouver une meilleure métaphore.

Un rêveur qui s'entend dire depuis qu'il est enfant qu'il faut être cartésien, pragmatique. Qui sait qu'avoir "la tête en l'air", ne pas avoir "les pieds sur terre", "être dans la lune" et autre expressions populaires du même genre, c'est négatif. Presque péjoratif. N'importe quel être humain qui pourrait être qualifié régulièrement par l'une de ces expressions (voir même les trois, comble de la malchance !) serait mal parti dans la vie.

"La vie est faite, de gens beaux et sages, qui pour devenir docteur ou avocat, t'encouragent..." comme disait Lone.

Jusque là, j'ai enfoncé une porte ouverte. Tout le monde est convaincu du bien-fondé du réalisme. Tout le monde se l'est entendu répéter depuis sa plus belle jeunesse. Et dans les faits, parmi ceux qui n'ont pas cru cette maxime, bien peu peuvent effectivement témoigner qu'il est facile de vivre de sa rêverie. Le Monde, notre Monde actuel, est ainsi fait : le plus simple pour avancer, c'est quand même de ranger ses rêves dingues, ses rêves de gosse, au placard. Bien sûr, il est possible de conserver quelques rêves, surtout s'ils inscrivent dans une logique consumériste (comprenez par là, un voyage, un achat exceptionnel...). Mais les autres, non-moneyables, sont difficiles à tenir.

Revenons-en au personnage principal, que l'on a nommé "Rêveur", depuis le départ. Il a donc grandi, a gardé une part de rêve toute fine, et puis a compris qu'il fallait faire des études pour que les autres vous remarquent, et accessoirement pour s'affranchir de certaines contraintes, comme celle de faire un travail pénible et particulièrement ingrat (et souvent mal-payé). Diplômé après de belles études d'ingénieur, le voilà tiraillé entre sa passion pour l'écriture et la musique, et la "vraie vie", comme disent ses collègues de travail de multinationale. "Et oui, après les vacances, il faut revenir à la vraie vie, au Travail !"

Note intermédiaire : je mets une majuscule à Travail, car je parle de cette valeur si importante dans notre capitalisme quotidien, celui qui donne un statut, et qui doit constituer la deuxième ou troisième question posée quand vous rencontrez quelqu'un pour la première fois. Pas facile de répondre "chômeur" à "qu'est-ce que tu fais dans la vie ?", pas vrai ?

C'est assez étonnant, parce que, depuis qu'il est petit, notre ami Rêveur a cette intuition que ce qu'il voit autour de lui, cette société, ces gens pressés, il y a quelque chose de faux. C'est vrai qu'il est un peu sensible, ce qui lui vaut aussi cette réputation de rêveur : il n'aime pas spécialement les étiquettes machos et viriles que les hommes doivent s'imposer dans la cour de récré... ou à la machine à café (c'est l'équivalent, mais un peu + tard dans la vie). Il arrive à avoir les larmes aux yeux rien qu'en écoutant une musique qui lui plait, qui le touche au plus profond de lui, au point de casser les pieds à qui veut bien l'écouter que c'est la plus belle musique du monde. Il considère les filles dont il tombe amoureux comme des princesses, comme une fleur qu'on admire plus qu'on ne la touche, au point que celles-ci finissent par se lasser bien vite de cette cour sans lendemain. Bon, et puis, il n'y connaît rien en mécanique, joue du violon, est plus intéressé par la psychologie que par les matières scientifiques...

Tout cela nous en fait un personnage complexe, rêveur et toujours un peu distant. L'un de ses amis proches le surnomme une fois "le héros solitaire", surnom qui restera en perdant peut-être de son sens initial. Notre ami le rêveur, qui est souvent en quête de reconnaissance, comme tout bon humain sur cette planète, est tellement flatté par ce terme qu'il l'arborera fièrement dès qu'il le pourra (tout en faisant bien attention à ne surtout pas passer pour un orgueilleux, ces gens qu'il déteste ! Il ne manquerait plus que cela). Il cultive donc soigneusement sa légère différence avec cette société, avec cette petite pointe de dédain qu'il compense avec un vrai sens de l'humour et une sociabilité timide mais bien réelle.

Une fois arrivé là, on se demande bien où l'on va, avec notre rêveur. Pour l'instant, vous l'avez bien compris, nous n'allons nulle part. Donc avançons encore un peu pour conclure quelque chose.

Le rêveur, il s'est bien sûr un peu renseigné sur sa petite planète. Il a un peu voyagé, un peu vécu à l'étranger, loin de la France. Il a rencontré d'autres gens, d'autres cultures, dans des proportions disons assez normales par rapport à tout jeune homme sans enfant avec un travail payant normalement. Il a bien vu "le sort que le Nord réserve au Sud", comme le dit bien Zazie. Cela ne lui plaît pas, bien sûr, mais il n'a pas vraiment trouvé comment changer le monde.

Il a entendu ensuite les rapports sur le climat. Il se rappelle bien du pauvre intervenant venu expliquer, devant sa classe de 50 étudiants occupés à réviser le contrôle de maths du lendemain, que l'on n'avait jamais vu de montée aussi violente des températures. Honnêtement, il ne se rappelle pas grand chose d'autre de son intervention de 2 ou 3 heures, à part que le gars venait à vélo et avait l'air d'un cinglé sorti d'une autre époque.

Il se souvient aussi de cet oral d'anglais où il a tiré au hasard un sujet d'écologie. Et où il s'était surpris lui-même à expliquer brillamment qu'il voulait bien faire tout ce qu'on voulait pour la planète, mais qu'il fallait commençait par les plus gros pollueurs, les magasins qui laissaient leurs enseignes allumées la nuit, les autoroutes Belges allumées en permanence, les usines qui évacuent leurs produits polluants en silence... Et la prof avait apprécié l'intervention, trouvant le propos pertinent.

Et puis il avait oublié. Il est retourné à sa nuit sans Lune, sans direction, sans vrai espoir de faire mieux que quiconque ici sur Terre. Il s'est dit qu'il vivrait sa vie de façon standard, un boulot, une famille, loin de la capitale Parisienne et son rythme infernal. Que ses filles auraient de beaux lendemains devant elles quand il aurait mis de côté, ou investi dans l'immobilier. Bref, un autre rêveur tombé dans le piège du terre-à-terre, du formatage comme on lui avait si bien enseigné.

Honnêtement, présenté comme cela, peut-on vraiment lui en vouloir ? J'ai le souvenir d'une amie qui pensait que c'était cela, le vrai mal de notre génération Y : avoir voulu mettre un sens dans son travail depuis le départ, avoir cru que c'était possible. Puis s'être résigné à ne jamais en trouver, et donc à profiter de la vie et de ses bons côtés tout en oubliant au maximum que pendant 8 à 10 heures par jour, nous ne ferions rien de mieux que de faire progresser un système idiot et sans avenir.

On en pense ce qu'on en veut. Force est de constater que notre rêveur, et une grande partie de son entourage, ont rendu les armes. Notre rêveur a manifesté, contre certaines lois, puis s'est rendu compte que les sujets revenaient toujours à la charge, quelle que soit la couleur politique au pouvoir. "On sait qu'un jour ou l'autre, elles reviendront, avec une autre gueule, avec un autre nom", disait déjà Maxime Le Forestier. Comme c'est difficile de garder le cap dans ces conditions ! Voter pour un moins pire, n'est-ce pas la meilleure façon de se désabuser soi-même ? Et comment expliquer le même scénario à chaque élection ? "Où sont les politiciens, qui savent que j'existe, ceux qui pourraient dès demain me mettre sur la bonne piste", chantait Tryo il y a 20 ans...

Ce texte n'est pas un blasphème contre la caste politique. Chacun a ses ambitions, ses motivations. Je souhaitais avant tout expliquer que notre rêveur s'est perdu, au fil des années, au milieu de la nuit. Il a eu de grosses périodes de doute, s'est senti seul, si seul ! Heureusement, il a de bons amis, une charmante compagne qui partage sa vie, deux superbes filles qui font sa fierté. Heureusement, aussi, il a découvert que d'autres personnes pensaient comme lui. Comme Fauve par exemple, et l'électrochoc immense qu'il a ressenti en entendant Sainte-Anne, puis Tunnel, deux morceaux à deux doigts de raconter sa vie à lui.

Attention, aussi, à ne pas comprendre l'histoire à l'envers : les rêveurs aiment souvent la nuit. Le problème de cette nuit-là, c'est qu'elle est sans lune, totalement artificielle, et que la seule lumière que l'on y trouve est celle de néon blafard aveuglant. Qu'il est donc difficile de s'y repérer, de comprendre ce qu'il y a autour, de trouver la direction à emprunter pour se sortir de tous les pièges entassés de tous côtés ! La nuit en elle-même n'est pas forcément le problème. Puisque d'une certaine manière, la nuit, c'est sa vie, c'est aussi qu'il l'a cherché. Ce n'est pas par la faute des autres qu'il est là, c'est lui qui est arrivé seul.

J'entends déjà la question qui suit : mais comment fait-on, comment fait-il, ce rêveur, pour sortir de ce marasme ? Garder la tête haute, dans la nuit, ce n'est pas si difficile, il a réussi, lui. Mais avancer vers la lumière qu'on ne voit pas encore ?

Le rêveur, il a tenté d'en prendre conscience. Mais ça, c'est une autre histoire.