Méditation insomniaque

L’homme existe. Il ne s’agit pas pour lui de se demander si sa présence au monde est utile, si la vie vaut la peine d’être vécue : ce sont là des questions dénuées de sens. Il s’agit de savoir s’il veut vivre et à quelles conditions.



Il est 3 h 40 du matin.



Ce qui me matrixe c’est la politique. La putain de politique. Il n’y a pas un jour sans que j’y pense. Je veux agir politiquement. Je veux crever en agissant politiquement.



S’il y a une chose en laquelle je crois, après dix ans d’observation du monde avec un prisme politique, c’est que les actions politiques ont des conséquences. J’ai vu des penseurs et des idées marginales devenir populaires. J’ai vu des groupes militants d’une dizaine de personnes influencer des partis politiques. J’ai vu un groupuscule de quelques originaux influencer la vie politique en sous-marin.



Je veux deux choses : participer à ça, et continuer à comprendre. Je veux comprendre autant que possible comment le monde fonctionne, pourquoi il est merdique, et que ce savoir nourrisse mon action.



L’écueil est de juger l’intérêt existentiel de l’action à l’aune de ses conséquences politiques. Une grève générale politisée paraît si loin ; comment tous ces efforts pourraient ne pas s’abîmer dans l’océan ? L’effondrement du système-monde capitaliste semble si loin, et si titanesque ; quel sens y a-t-il à être une goutte d’eau ?



Le sens à être une goutte d’eau est celui que la goutte d’eau choisit. Mes actions auront peut-être des conséquences immédiates ; ou peut-être seront-elles un maillon infime qui participera à sauvegarder les braises de la foi communiste pendant la nuit fasciste ; ou peut-être s’engloutiront-elles dans le néant. Le fait est que je ne veux vivre que comme ça. Le calcul des conséquences est inséparable de l’action politique ; mais ce n’est pas par calcul des conséquences que je choisis de m’accomplir dans l’action politique.



Une légende celte raconte qu’on prédit à une jeune femme que son enfant serait un « digne druide » si elle le mettait au monde cette nuit-là et qu’il serait un grand roi si elle n’accouchait que le lendemain ; elle resta héroïquement assise toute la nuit sur une pierre ; l’enfant naquit seulement au matin ; il avait la tête aplatie, mais il fut un grand roi.


[…]


Il ne faut pas croire cependant que la jeune mère a agi pour elle-même. L’erreur des morales de l’intérêt est la même que celles du dévouement ; on suppose que d’abord un vide était là, en moi ou en autrui, et que je n’aurais pu agir si la place de mon acte n’eût été d’abord creusée. Mais nos actes n’attendent pas d’être appelés ; ils jaillissent vers un avenir qui n’est préfiguré nulle part. C’est toujours un avenir que créent nos actes ; et l’avenir éclate dans le monde plein comme une nouvelle et gratuite plénitude. On ni veut ni pour autrui, ni pour soi : on veut pour rien : et c’est cela la liberté.